Chute des corps, l’expérience ultime

PLUME OU PLOMB.

Mystérieuse chute des corps !

Cela fait plus de quatre siècles que les esprits les plus vifs répètent une expérience simplissime et trouvent toujours le même résultat. Elle consiste à laisser tomber – sans vitesse initiale – des objets variés, puis en négligeant la résistance de l’air, mesurer le temps mis par une armoire et une bille, par exemple, pour toucher le sol.

Invariablement les deux objets arrivent en même temps!

Si les physiciens s’acharnent c’est parce qu’ils estiment que la signification profonde de ce résultat leur échappe encore. Le 22 avril 2016, le Centre national d’études spatiales (Cnes) a tenté un ultime essai : pour un coût de 130 millions d’euros, la mission Microscope (Microsatellite à traînée compensée pour l’observation du principe d’équivalence) a testé la chute des corps deux ans d’affilée dans l’espace à 700 km d’altitude. “Et cette fois-ci nous espérons une surprise”, précisait Thibault Damour, physicien à l’Institut des hautes études scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette (Essonne).

Gravité VS Inertie

Ce résultat, confirmé des milliers de fois, défie le bon sens. Pour comprendre, analysons les forces en jeu.

D’abord la gravité : puisque la Terre attire bien plus fortement un objet massif, celui-ci devrait s’écraser en premier. Aucune faille dans cet argument : la loi de gravitation de Newton stipule que les objets s’attirent d’autant plus fortement qu’ils sont massifs et proches l’un de l’autre. Mais il faut continuer le raisonnement, car intervient aussi la force d’inertie : plus un objet est massif, plus il résiste à la mise en mouvement. Or cette force d’inertie qui s’oppose à tout changement dépend également de la masse. Pour faire bouger une armoire normande, il faut déployer une force colossale tandis qu’une pichenette suffit à faire rouler une bille. Cette fois-ci, la masse joue un autre rôle puisqu’elle résiste au mouvement. Or, la bille de 10 g et l’armoire de 50 kg – soit 5000 fois plus – subissent chacune deux forces : la gravité entraîne l’armoire en direction de la Terre cinq mille fois plus intensément qu’elle n’entraîne la bille, mais en même temps la force d’inertie retient l’armoire cinq mille fois plus que la bille. Résultat : pour chaque objet, les deux effets se compensent, et bille et armoire touchent le sol en même temps ! Encore faut-il que la masse inertielle, qui s’oppose au mouvement, soit strictement la même que la masse gravitationnelle, qui attire l’objet vers la Terre. C’est l’énoncé même du sacro-saint principe d’équivalence entre masses gravitationnelle et inertielle.

Cette expérience simplissime a donné du fil à retordre aux géants de la physique : Galilée, Newton et Einstein s’y sont frottés, chacun cherchant à comprendre le résultat avec la science de son temps.

Vers 1600 Galilée aurait mené l’expérience le premier depuis le haut de la tour de Pise.

PRÉCISION. La légende raconte que Galilée étudiait la chute des corps depuis le haut de la tour de Pise et avait remarqué que le résultat était en totale contradiction avec la physique d’Aristote encore utilisée à son époque, qui stipulait que les objets les plus lourds touchaient le sol les premiers. Sans comprendre la raison de cette contradiction, Galilée a de fait conclu que la chute des corps était une loi universelle à laquelle tous les objets devaient se soumettre. C’est Newton – quelques décennies plus tard – qui a éclairé la condition de cette universalité : il fallait que la masse intervenant dans la gravitation soit exactement celle qui s’impose dans la force d’inertie pour que plume et plomb touchent le sol simultanément. Puis Einstein s’en est emparé pour repenser la nature même de l’espace : la gravitation serait uniquement la manifestation des propriétés de l’espace-temps qui n’est plus rigide comme l’avait supposé la physique classique mais façonné par les masses des astres… Ainsi toute la physique jusqu’à aujourd’hui est fondée sur cette équivalence entre masse inertielle et masse gravitationnelle qui, pour l’instant, n’a jamais été prise en défaut.

1971

Au cours de la mission Apollo 15, David Scott refait l’expérience sur la Lune avec une plume et un marteau : “Galilée avait raison”, s’écrie-t-il

Or, pour les physiciens il n’y a aucune raison qui la justifie. “Nous savons seulement qu’il est très important qu’il en soit ainsi, explique Thibault Damour. S’il en était autrement, le système solaire n’aurait pas la même stabilité et nous ne serions pas là pour en parler. Mais toute la question est de savoir le degré de cet “ajustement”. Aux échelles explorées jusque-là, le principe d’équivalence est vérifié.”

Une mesure au millionième de milliardième près

Avec la mission Microscope, c’est une précision inégalée qui est visée pour l’expérience de la chute des corps : au millionième de milliardième près, soit 10-15. “C’est cent fois mieux que tout ce que nous savons faire sur Terre”, précise Gilles Métris, de l’observatoire de la Côte d’Azur.

La précision de l’expérience Microsope est sidérante. C’est comme si, sur Terre, on était capable de déterminer si une mouche drosophile de 0,5 milligrammes était ou non posée sur le pont d’un supertanker de 400 mètres de long et de 500.000 tonnes ! C’est ce que chiffraient les chercheurs de l’Onera durant une conférence de presse le 12 avril 2016, pour présenter l’instrument de mesure T-Sage, qu’ils ont conçu et réalisé, embarqué à bord de Microscope. 

Et c’est précisément à ce degré de finesse que plume, plomb, armoire, tasse et tout le reste devraient nous surprendre. “Nous nous demandons en particulier si la nature de l’objet intervient, autrement dit est-ce que sa composition chimique joue un rôle dans le principe d’équivalence ? reprend Gilles Métris. Dans ce cas, un corps en titane ne devrait pas chuter exactement de la même manière qu’un autre en platine.” Cet infime écart raconterait quelque chose d’inédit sur la nature profonde du monde et laisserait entrevoir une nouvelle physique au-delà de la théorie d’Einstein (voir encadré en bas d’article).

Deux cylindres pour tester le principe d’équivalence

Pour relever ce défi, l’instrument principal de Microscope est composé de deux paires de cylindres emboîtés : la première paire est en platine, tandis que dans la seconde, le cylindre extérieur est en titane. “Or, dans l’espace, en l’absence de toute résistance de l’air, les deux masses de chaque paire devraient chuter exactement de la même manière, et donc rester immobiles l’une par rapport à l’autre pour respecter le principe d’équivalence”, ajoute le chercheur.

La première paire joue le rôle de témoin, tandis que les deux cylindres de la seconde paire devraient coulisser l’un dans l’autre si la composition chimique de l’objet joue un rôle dans la chute des corps. Dans ce cas, le principe d’équivalence serait alors violé.

La nature du matériau – titane (à gauche) ou platine (à droite)- intervient-elle dans la chute des corps ? Les deux paires de cylindres emboîtés et coulissants devraient chuter de la même façon.

Le cœur du dispositif qui devrait déceler cet infime déplacement est l’accéléromètre ultrasensible fabriqué à l’Onera, le Centre français de recherche aérospatiale. “Il est capable de mesurer une accélération de 8 x 10-15m/s2, précise Pierre Touboul, de l’Onera. Une valeur extrêmement faible : en donnant une telle accélération, il faudrait 100 millions d’années à une voiture pour atteindre 90 km/h.” L’ensemble devrait durer au maximum deux ans. Voir un objet figé “chuter” pendant plusieurs mois contre quelques secondes à peine sur Terre, devrait révéler l’intimité du monde.

2016

Le 22 avril, la mission Microscope va tester à une précision d’un millionième de milliardième l’universalité de la chute libre.

Et si le principe d’équivalence est violé ?

Si au bout de deux ans, la “surprise” tant attendue est au rendez-vous, — c’est-à-dire si le principe d’équivalence se trouve violé à bord de la mission Microscope —, les théoriciens seront comblés : ils sauront que la gravitation est plus complexe que ce qu’Einstein avait supposé. Ils pourront y voir l’effet du “dilaton” une particule hypothétique envisagée par Thibault Damour, de l’IHES, et ses collègues (Alexandre Polyakov de l’université de Princeton, Federico Piazza de l’université d’Aix-Marseille et Gabriele Veneziano du Cern et du Collège de France). Commençons donc par son portrait-robot : si les physiciens ne l’ont pas encore observé c’est parce que “son effet diminue au cours de l’évolution du cosmos. Lorsque l’Univers était âgé de quelques fractions de seconde, son effet sur la matière était aussi intense que celui de la gravitation einsteinienne, mais, ensuite, son couplage à la matière aurait diminué jusqu’à devenir extrêmement faible aujourd’hui“, précise Thibault Damour. Or les calculs théoriques de l’équipe suggèrent que ce dilaton “affaibli” pourrait introduire des violations du principe d’équivalence qui seraient détectables par Microscope : “l’effet du dilaton est de rajouter à la gravitation usuelle une force qui se couple à l’énergie électrique des noyaux atomiques, et qui serait ainsi sensible à l’élément chimique constituant l’objet”. Résultat : des noyaux d’éléments chimiques différents ne chuteraient pas de la même manière. Le principe d’équivalence serait alors violé. Mais le plus important : en montrant le bout de son nez, le dilaton devient prédictif ! Il ferait pencher la balance en faveur de la “théorie des cordes“. Pour comprendre, précisons qu’aujourd’hui, la physique est dans l’impasse. Elle repose sur deux piliers inconciliables : la relativité générale de l’infiniment grand et la physique quantique de l’infiniment petit. Pour les réconcilier, les physiciens sont à la recherche de la “gravité quantique”, une théorie de la gravité valable aussi bien à l’échelle astronomique que subatomique. Et, parmi les différents développements de la gravité quantique, seule la théorie des cordes prédit naturellement la possibilité d’une violation du principe d’équivalence, par un mécanisme faisant intervenir… le dilaton. Sa découverte constituerait même la première indication expérimentale de la validité de la théorie des cordes !

Un sacré défi.

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